Jessica Forever

Caroline Poggi & Jonathan Vinel, 2018, France, DCP, version originale française, 97', 16/16 ans

LU, MA 20:45

Description

Un coucher de soleil. Une vitre explosée par une silhouette fonçant à toute allure. Des 4×4 vrombissant dans la pampa. Une armée de drones. Une douce sidération, déjà en quelques secondes. Si vous avez déjà vu «Tant qu’il nous reste des fusils à pompe» et «Notre héritage», les deux courts-métrages chocs du tandem Jonathan Vinel/Caroline Poggi, vous ne risquerez pas d’être dépaysés en entrant dans le sas de décompression de «Jessica Forever». Mais si au contraire vous vous apprêtez à pousser une porte vers l’inconnu, dites vous qu’entre la fuite et la lévitation, peu de choix se présenteront à vous. Si en effet Poggi & Vinel ont rejoint Bertrand Mandico et Yann Gonzalez dans l’anthologie «Ultra Rêve» avec le segment «After School Knife Fight», ce n’est pas tant par praticité ou hasard, mais avant tout parce que tous ces enfants terribles sont liés par une compréhension mutuelle du monde et du cinéma. Une vision commune tendant vers une poésie arrache-cœur et une absence de cynisme qui saura alors faire le tri dans le public, quitte à être vue – et c’est bien dommage – comme du snobisme lunaire.

Slalomant entre les genres sans en élire un, «Jessica Forever» pourrait être le songe d’un adolescent endormi entre deux cours de maths, la tête sur le pupitre, le cahier griffonné de dessins fantasy, de mecs baraqués et de créatures impossibles, de guns et de lettres d’amours vaguement griffonnées. Adolescent oui, c’est le mot: ailleurs, le terme pourrait paraître péjoratif; mais, il prend sa signification ici, sans doute parce que cette distance astronomique avec le réel, ce romantisme casse-gueule, ce lyrisme désenchanté, tout cela a cette fragilité, cette rage bizarre, cette sonorité un peu gauche venue des tréfonds de l’adolescence. Loin des comédies du 16ème, des drames ouvriers, des banlieues en colères, des énièmes bidules de couple en crise, Poggi et Vinel ont choisi un cinéma du rêve et de la pureté qui donne l’impression de marcher sur un nuage orageux, se débarrassant du psychologique au profit des sensations, esquissant juste leurs personnages tels des archétypes de conte.

Un Peter Pan moderne où Peter est devenu Jessica (incarnée par Aomi Muyock, révélation magnétique du «Love» de Gaspar Noé, quelque part entre la Jane Birkin 70’s et la femme soldat génération Xbox), déesse magique et sans âge elle aussi, qui réunit ses enfants perdus, ses bonhommes, ses monstres domptés, dont la société ne veut plus. Les réunir pour les aimer, pour leur ôter leur violence, leur offrir l’espoir d’une vie semblable à une mer d’huile. Poggi & Vinel puisent dans le jeu vidéo. Tellement, qu’une console peut servir de lien entre un mort et un vivant, que l’on cite explicitement la saga «Metal Gear Solid» (Raiden, le commando adepte du katana vient du jeu de Hideo Kojima, et Jessica se révèle une évocation assumée du personnage de Quiet), que le monde est illustré comme d’immenses maps, résidences pavillonnaires à perte de vue sans palpitation où les quidams semblent apparaître au hasard. Tristement réel et résolument irréel à la fois, terrain de jeu parfait pour cette troupe nomade qui tente de trouver une harmonie dans la fuite.

Saucissonnés dans leurs tenues de commandos (rappelant parfois le groupuscule de «Tant qu’il nous reste des fusils à pompe»), les enfants de Jessica, comme autant de héros d’actioner imaginables, sont prêts à affronter le pire, mais l’ont aussi déjà pratiqués. Alors que tout nous marine dans l’attente de scènes d’actions mémorables, le film entier est à l’image de ces bons soldats qui ne font finalement rien de ce qu’on attend: paisible et chargé à la fois, volcan de violence contenu, toujours prêt à exploser. Pour oublier ce qu’elle était, cette génération perdue revient en enfance, faisant baigner le film dans une atmosphère perchée entre virilité sous stéroïde et douceur juvénile, où les gâteaux à la fraise côtoient les lames de couteaux, tirant le portrait d’une masculinité poudrée de sucre. Ce que Paul Hamy, qui n’a toujours pas fini de nous surprendre depuis l’halluciné «L’ornithologue» (João Pedro Rodrigues, 2016), résume dans une scène de confession troublante, où l’enfant et l’homme réussissent à ne faire qu’un en un visage, en une voix. «Jessica Forever», caresse sur la brûlure. Ou peut-être l’inverse… – Jérémie Marchetti, Chaosreign.fr