Dans le premier plan du film, son héroïne met doucement le feu aux cieux de Valparaiso. C’est l’aube. A l’image de Chantizo, déesse aztèque des volcans, Ema possède une langue incendiaire sous la forme d’un lance-flammes. Ses autodafés de sémaphore et balançoire n’ont rien de nihiliste ou vengeur. Plutôt performatifs et fécondateurs, dans une fable sur le désir d’être mère émancipée et l’amour contaminant les corps sans toucher l’âme, signée du Chilien Pablo Larraín («Neruda», «Jackie», «No»). «Brûler pour semer… avec 20 secondes de sperme de dinosaure», lâche-t-elle dans une veine almodovarienne.
Tourné dans la cité portuaire chilienne en des teintes sourdes et pop latino, «Ema y Gastón» gravite autour de la figure énigmatique et insondable d’Ema. Le jeu enfantin et parfois marmoréen de Marina Di Girólamo laisse sourdre une larme stigmate. Aux yeux du cinéaste, l’actrice est «le vecteur de cette électricité culturelle pop-punky irradiante que possède le film». Elle est danseuse, emplie de morgue triste, dans la compagnie dirigée comme une «famille dysfonctionnelle» par son compagnon Gastón (Gabriel García Bernal), bousculé, dépassé, interdit mais présent pour l’enfant.
Le fils adoptif colombien du couple, lui, laisse le chat réfrigéré et le visage de la sœur d’Ema atrocement brûlé. En champ/contre-champ, le tandem fait alors assaut de culpabilité et pardon. Cruelle révélatrice, l’assistante sociale conseille à la jeune femme de se trouver un autre «enfant-poupée». L’abandon du garçon met le binôme à l’épreuve, malgré la répétition commune d’un ballet en transe tribale évoquant «Le Sacre». Sous l’œil poétique d’un astre en fusion, les ensembles silhouettés alternent avec les cours d’expression corporelle d’Ema. Semeuse, elle y transmet à des bambins la matrice chorégraphique du ballet. La danse circule comme l’ADN d’une femme paradigmatique.
Madone, fille, sœur, amante, mère et meneuse, Ema n’est pas sans évoquer l’étrange visiteur du pasolinien «Théorème». Elle magnétise grâce à une paisible disponibilité à l’autre et une sexualité vécue tel un don et un soulagement surmontant violence et honte. Cette polyamoureuse investit l’espace urbain pour s’adonner avec ses amies danseuses au reggaeton. Captée sous forme de boucles mouvementistes, cette danse énergétique est libératrice. Vue comme un orgasme vital par une danseuse, sa dimension «aliénante» insupporte le chorégraphe, quitté par Ema. «Leur couple semble dysfonctionnel mais se révèle à la fin tout à fait organique», relève le réalisateur.
Infusant profondeur sensorielle et atmosphère en apesanteur, le compositeur electro Nicolás Jaar transite du mélodique inquiet au rythme dancefloor distordu. Tissée d’échos introspectifs, la bande-son rejoint les équilibres faits d’instants suspendus et états flottants chers au cinéaste. Scrutant visages et regards entre déni, placidité et défi, Pablo Larraín ne cache pas sa jubilation devant le surgissement du refoulé. Comme dans «El Club» (2015), auscultation de prêtres au passé trouble lié tant à la dictature qu’à des actes pédophiles.
Fuyant la sentimentalité confite et le mélodrame social suintant de victimisation, «Ema y Gastón» harponne l’attention. Il donne aussi l’illusion de retrouver une approche purement corporelle des liens entre les êtres. Troublante est sa manière de faire cohabiter l’abstraction plasticienne avec un lyrisme vaporeux et une sidération malade. D’où l’ambiguïté d’un récit au-delà du bien, de la morale et du mal. La forte stylisation de l’ensemble n’estompe néanmoins pas toute psychologie. Mais la restitue sous forme de symptômes, postures et dialogues archétypaux alternant stigmatisation de l’autre et déclaration d’amour absolu. Vertigineux.
En front d’océan, Ema alterne fluidité, lignes anguleuses et roulis sexués du bassin. Avant d’enflammer les êtres autour de sa polyphonie orgasmique, agrégeant in fine une communauté de destins à sa personne, moins charismatique que bovaryste dans son spleen déterminé. Ce qui vaut une ironique cène laïque. Il faut bien renaître ailleurs. Par l’enfant et le feu, ainsi soit-elle. – Bertrand Tappolet, Le Courrier
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