Malmkrog

Cristi Puiu, 2020, Roumanie, DCP, version originale multilingue sous-titrée français, 201', 16/16 ans

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Description

Caché dans les montagnes enneigées de Transylvanie, dans l’empire austro-hongrois, se trouve un manoir dans le village de Malmkrog, qui donne son titre à ce film. On est balancés dans ce paysage complètement blanchi, en apparence d’une paix absolue au crépuscule du 19ème et l’aube du 20ème siècle. L’aristocrate propriétaire du manoir et philosophe a invité des amis distingués: un politicien, un général militaire et son épouse, une pianiste et une éditrice orthodoxe, à y passer un séjour. On est ainsi transportés dans le temps ou plutôt, on nous ouvre une fenêtre par laquelle on fera acte de voyeurisme. Le film, structuré en six chapitres, portant chacun le nom d’un des personnages, dont celui du majordome, nous invitera à suivre leurs débats philosophiques autour du mal, de la guerre et la paix, la culture, l’identité, l’évangile ou encore la morale. La puissance philosophique du film tient en premier lieu à son origine. Le scénario est en fait tiré du texte «Trois entretiens. Sur la guerre, la morale et la religion» (suivi du court récit sur l’Antéchrist) du philosophe russe, Vladimir Soloviev, publié en 1900 et amené à la vie par les comédiens dans une véritable prouesse.

Alors que le film ménage une régression dans le temps, tout semble très «réel», ne subit pas de coupures à travers le montage. Ce qui est tout à fait propre à cette réalisation, c’est la sensation que le temps passe comme dans la vie. Les plans, d’une durée de dix à quinze minutes en moyenne, nous permettent de suivre l’entièreté des conversations. Ainsi, le long métrage réussit-il à la fois à être un document sur la subjectivité des individus (les mentalités, les idéologies, les croyances, les mots des personnages) et, en même temps, la réalisation provoque une «sensation» organique: on perçoit la pesanteur de chaque minute et de chaque mot.

Le dialogue est le conducteur majeur de ce film, toutes les actions sont véhiculées à travers les élocutions. Un autre aspect participe également à la sensation d’immersion dans ce monde, comme un voyage dans le passé: il n’y a pas une introduction scénarisée pour se situer dans une temporalité, un espace, même si on peut deviner qu’on est en Europe; on a affaire, d’ailleurs, à une véritable tour de Babel, avec la présence de plusieurs langues, le français, parlé entre les aristocrates, l’allemand entre le propriétaire et le majordome. De leur côté, les servants parlent en roumain. Le prélude est une introduction sur le paysage, qui a une consistance visuelle, même hypnotique. On capte ou on devine les informations au fur et à mesure, lentement, en suivant les discussions et en formulant des hypothèses.

Un suspense sombre en crescendo se matérialise discrètement pendant le film. Non pas parce que les actions des personnages de l’histoire deviennent obscures, mais parce que cette confrontation d’avis profile la suite d’événements qui éclateront en Europe et dans le monde durant le vingtième siècle. Cette sensation se cristallise très concrètement dans des faits mystérieux qui interrompent soudainement les discussions: des chants assez joyeux, le son des cloches qui carillonnent des notes mystiques et mystérieuses, cet air pur et festif d’hiver; et puis, arrive un événement tout à fait volcanique, un éclat de violence inexplicable qui est plutôt de l’ordre de la prémonition.

Puiu nous offre une œuvre unique et courageuse, et les comédiens, une performance inédite. Le montage, le scénario, la mise en scène et l’image participent tous d’une attention au détail prodigieuse. «Malmkrog» s’avère autant une fiction qu’un objet de mémoire, un document philosophique et une œuvre expérimentale. A la manière de sculptures, les personnages et les idées se bâtissent face à nos yeux, les scènes deviennent des tableaux; le synopsis, comme un tic-tac rythmé, ne relâche jamais sa puissance philosophique et le temps se dissout en grains, comme des flocons de neige tombant, rendant perceptible autant le passé qui se raconte que le présent en voie de disparition. Ce film récompensera la concentration du spectateur d’une révélation surprenante, s’il s’engage à vivre cette œuvre, qui a définitivement déjà sa place parmi les grands films du septième art. – Sofia Gavilan Yelou, aVoir-aLire.com

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