Le triangle de tristesse est une expression utilisée par les chirurgiens esthétiques pour nommer cette zone entre les yeux où l’on peut lisser les rides au Botox. Cela devait être aussi le premier titre français de «Triangle of Sadness», dont le récit structuré en trois parties débute par les aléas d’un couple de mannequins qui ne cesse de se chamailler pour des histoires d’argent. Carl est moins célèbre (donc moins rémunéré) que Yaya; aussi le jeune homme reproche-t-il à son amie sa radinerie et son conformisme genré: c’est toujours lui qui doit sortir la carte bancaire au moment de payer la note des restaurants et autres dépenses. Carl et Yaya sont jeunes, beaux, riches, mais sans doute «superficiellement superficiels», comme aurait dit Max Ophüls. Leur mésentente fait écho au conflit du couple de bourgeois en vacances à la montagne dans «Snow Therapy» (Prix du Jury Un Certain Regard 2014). Et le ton décalé de leurs propos nous plonge d’emblée dans l’univers corrosif de Ruben Östlund, découvert en France avec «Play» (Quinzaine des Réalisateurs 2011).
Ce début peut convoquer aussi des références externes, comme «The Pillow Book» de Peter Greenaway, qui se déroulait lui aussi, en partie, dans l’univers de la mode, avec deux amants borderline. La série de scènes constitue en fait le premier volet d’un récit en trois parties, les deux autres montrant une croisière de luxe suivi d’un séjour dans une île, auxquels participent nos deux tourtereaux. Des personnages pittoresques complèteront la galerie, d’un commandant de bateau américain anticapitaliste et ivrogne à un Russe nouveau riche farceur, en passant par une femme de ménage asiatique se révoltant contre sa condition de prolétaire opprimée. Ruben Östlund signe peut-être avec ce long métrage son film le plus jouissif. Les gags de la seconde partie sont désopilants et ont déclenché les plus grands rires des festivaliers cannois, peut-être depuis «Toni Erdmann» de Maren Ade. Le réalisateur met en scène un véritable jeu de massacre sur les rapports de classe et de genre, tout en privilégiant une ambiance irréelle et fantasque, avec une inspiration qui semble ici à son sommet.
Un «huis clos en plein air» avec un microcosme disparate est dans la lignée de «The Square» (Palme d’or Cannes 2017), et Östlund réussit (en mode parodique certes) ce que M. Night Shyamalan avait loupé dans le récent «Old». Et le réalisateur n’hésite pas à dynamiter le politiquement correct, comme l’atteste le sort d’un âne guère plus chanceux que ceux de Robert Bresson dans «Au hasard Balthazar» ou Jerzy Skolimowski dans «EO (Hi-Han)». Avec le recul, le présent métrage constitue selon Östlund «le dernier pan d’une trilogie sur la condition du mâle contemporain, qui aurait débuté avec «Snow Therapy» et «The Square» mais s’est imposée en tant que telle un peu à son insu» (Le Film français). Les deux heures et trente minutes pendant lesquelles se déroulent cette narration se savourent avec délectation tout en témoignant avec brio des névroses contemporaines. – Gérard Crespo, aVoir-aLire.com
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