Drive My Car

Ryûsuke Hamaguchi, 2021, Japon, DCP, version originale multilingue sous-titrée français, 179', 14/16 ans

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Description

Sur l’affiche du film (réalisée pour la Suisse par le cinéaste et photographe ­lausannois Germinal Roaux), un hom­me et une fem­me se font face, séparés par une voiture, dont la carrosserie rou­ge vif se détache sur un fond gris pâle. L’image épurée retient le regard; elle ouvre sur un ­univers, imaginé par Haruki Murakami et mis en scène par Ryusuke Hamaguchi.

On ne présen­te plus le premier, écrivain japonais le plus lu au monde. Primé à Cannes, le scénario de «Drive My Car» s’inspire de trois nouvelles tirées de son recueil «Des hommes sans femmes». Le second est un cinéaste en pleine ascension. Après «Senses» (2015), repéré à Locarno, il s’est fait remarquer sur la Croisette avec «Asako I & II» (2018), avant de briller cette année à la Berlinale – Ours d’argent pour ses «Contes du hasard et autres fantaisies» – et à Cannes avec «Drive My Car», salué aussi par la Prix de la critique internationale.

Dans la pénombre d’une chambre à coucher, les premières images nous présentent un couple. Kafuku est acteur et metteur en scène de théâtre, Oto est scénariste de séries TV. Elle lui soumet ses idées, il répète ses rôles avec elle. Une ombre plane pourtant sur ce couple complice, marqué par un deuil impossible. Et bientôt frappé par un nouveau drame. Mais ce n’est pas leur histoire que raconte «Drive My Car». On le comprend après 40 minutes, quand surgit le générique d’ouverture! Deux ans plus tard, on retrouve Kafuku à Hiroshima, invité par un festival pour monter «Oncle Vania» de Tche­khov. C’est là qu’il rencontre Misaki – la fem­­me de l’affiche – qui sera sa chauffeure durant son séjour. Au gré des allers-retours entre le théâtre et la résidence du dramaturge, ces deux êtres taciturnes, portant chacun un lourd secret, vont progressivement s’apprivoiser (sans romance à la clé).

Voir dans ce film un road movie serait faire fausse route. Hamaguchi convoque la voiture comme lieu privilégié de confidences, «de conversations intimes qui ne peuvent naître que dans cet espace fermé et mobile». Par ailleurs, alors que ce sous-genre appelle une trajectoire, hormis au dernier acte, «Drive My Car» joue plutôt sur la répétition: des mêmes trajets et rituels, ou littéralement celles des comédien·nes apprenant leur texte. Kafuku et Misaki sont sans cesse en mouvement, mais tournent en rond, accablés par la culpabilité, le cœur au point mort. La route, c’est encore la vie qui suit son cours quoi qu’il arrive, laissant ces deux âmes en peine sur le bas-côté, passager et passagère de leur propre existence – avant de reprendre le volant. Pour l’heure, chacun·e s’accroche à son métier pour ne pas sombrer.

Deux personnages mutiques enfermés dans une voiture, peu de péripéties dans la routine des lectures et répétitions – seule la présence d’un jeune acteur de série TV, dont Kafuku sait qu’il a été l’amant de son épouse, amène un soupçon de suspense. Déroulé sur trois heures, ce morne et maigre programme fait craindre un film soporifique. C’est sous-estimer le talent du cinéaste, à l’écriture comme à la mise en scène. Embaumé dans les teintes froides de sa photographie, «Drive My Car» vibre intensément de tout ce qui affleure: un mot, un regard ou un silence, la moindre déviation dans le quotidien des protagonistes, les infimes détails qui signalent le lent dégel de ces deux cœurs engourdis. Ainsi, quand Kafuku et Misaki fument ensemble dans la voiture (plaisir jusque-là interdit), la cigarette au bout du bras levé à travers le toit ouvrant, la scène – insolite et poétique – tient de l’épiphanie.

Le scénario résonne encore d’autres échos, que ce soit dans le choix de situer le récit à Hiroshima (ville résiliente), la référence à Tchekhov ou le ­credo de l’art salvateur – une «façon de survivre» pour les comédien·nes, qui s’oublient ou se découvrent dans leurs rôles. Enfin, face au silence du tandem, un flot de paroles traverse le film: les histoires racontées par Oto, puis les dialogues de la pièce lus, joués, enregistrés, récités dans plusieurs langues ou même signés par une actrice muette. Car seule la parole peut apaiser les souffrances, puisque les drames qui hantent les personnages prennent racine dans les non-dits. «L’ignorance est plus terrible que la vérité», réalise finalement Kafuku, avant de faire sienne une réplique de Tchekhov que «Drive My Car» pourrait prendre pour devise: «Il faut vivre.» – Mathieu Loewer, Le Courrier

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