Le Traître

Marco Bellocchio, 2019, Italie/France/Brésil/Allemagne, DCP, version originale multilingue sous-titrée français, 151', 16/16 ans

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Description

Si ses derniers films ne sont pas tous sortis en salle ici, ou alors trop furtivement, Marco Bellocchio (80 ans) en tourne encore à peu près un par an. En mai, une décennie après «Vincere», «Le Traître» aura même marqué son retour dans la compétition cannoise. Indice que ce vingt-sixième long métrage n’est pas l’œuvre mineure d’un cinéaste en bout de course. De fait, ce projet représente déjà un petit événement dans sa filmographie: en presque soixante ans de carrière, Bellocchio n’avait jamais consacré un film à la mafia. Pour relever le défi (c’en est un pour tout réalisateur italien), il aborde le sujet par la bande, via le portrait du repenti Tommaso Buscetta – témoin-clé du «maxi- procès» où quelque 360 mafiosi ont été condamnés en 1987.

Avec ce personnage, «Le Traître» contourne l’écueil sur lequel butent la plupart des films de mafia: la fascination que suscitent ces criminels flamboyants aux destins tragiques. A l’inverse, Bellocchio n’en fait pas non plus un «lanceur d’alerte» héroïque. Il tient là une figure parfaitement ambiguë, dont les motivations profondes resteront troubles. Extradé du Brésil vers l’Italie, où une guerre interne décime la mafia sicilienne, Buscetta est un mort en sursis qui collabore avec la justice pour obtenir sa protection autant que pour venger le meurtre de ses deux fils. Refusant le quali­ficatif infamant de «repenti», il pose en homme d’honneur ­attaché aux valeurs de la Cosa Nostra d’antan, dévoyées par les Corléonais et leur parrain Totò Riina – n’hésitant pas à tuer femmes et enfants.

Ce film n’est donc en rien le récit d’une rédemption et le cinéaste n’oublie pas de rappeler in fine que ce truand roublard et charismatique, incarné par un Pierfrancesco Favino impérial, reste avant tout un assassin sans remords. «Le Traître» débute pourtant comme un film de mafia à la Coppola, avec une fête de famille folklorique (cérémonie religieuse et tarentelle incluses), puis une série de règlements de comptes dans la plus pure tradition du genre – mais pour mieux s’en démarquer ensuite. Peu impor­tent en effet les enjeux et multiples protagonistes de cette guerre des clans: une fois Buscetta arrêté, après quelques échanges instructifs et savoureux avec le juge Falcone, l’intrigue nous mène tout droit au fameux procès, morceau de bravoure du film.

On assiste alors à des scènes grotesques et tragi-comiques où le tribunal se trans­forme en cir­que: la «balance» et les mafiosi s’invectivent ou jouent crânement la comédie de l’innocence; la cour ne comprend pas un témoin qui s’exprime en dialecte sicilien; enfermés comme des fauves dans leurs boxes, les prévenus hurlent, sifflent, chahu­tent ou jouent aux cartes. Il y en a même un qui se déshabille et un autre qui fait (simule?) une crise d’épilepsie!

On se demande quelle vérité pourrait bien émerger d’une telle pièce de théâtre… Elle est ailleurs, nous dit Bellocchio, quand Buscetta témoigne en vain, quelques années plus tard, contre le président Andreotti, accusé de collusion avec la mafia – à ce sujet, il faut revoir «Il Divo» de Paolo Sorrentino. Mine de rien, en suivant le parcours du célèbre repenti, le cinéaste embrasse trois décennies d’histoire mafieuse pour en donner une image complexe et réaliste, réponse italienne à la mythologie qu’elle a inspiré au cinéma outre-Atlantique.

Il signe surtout une œuvre virtuose, à la fois fresque historique et comédie satirique – pas dupe, ni cynique. Un film par ail­leurs magnifiquement photographié (dans le clair-obscur de rigueur) et truffé de scènes mémorables (dont celle de l’attentat à l’explosif contre le juge Falcone). En deux mots: longue vie à Bellocchio! – Mathieu Loewer, Le Courrier