The Happiest Man in the World

Teona Strugar Mitevska, 2022, Macédoine du Nord/Danemark/Belgique/Slovénie/Croatie/Bosnie-Herzégovine, DCP, version originale bosniaque sous-titrée français et allemand, 95', 16/16 ans

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Description

Ils sont quatorze réunis dans une salle obscure au centre d’un hôtel labyrinthique de Sarajevo. À l’extérieur, la ville est en travaux, et un cimetière sans fin recouvre l’horizon. Pour son cinquième film, Teona Strugar Mitevska retourne sur les traces de la dernière grande guerre européenne, sur le tabou d’un traumatisme partagé et une reconstruction qui ne peut passer que par la libération de la parole.

Asja a quarante ans, pas d’enfants et un amas de chair cicatrisée dans le dos. Pour cette journée de speed-dating à laquelle elle s’est inscrite, elle se retrouve face à Zoran; les traits creusés, il aimerait être amnésique et pense régulièrement au suicide. Les hôtesses dans leurs robes léopard enchaînent les questions: votre meilleur souvenir? Votre couleur préférée? Que pensez-vous de l’homosexualité? [...] À chaque table, les couples font connaissance, tentent des traits d’humour, rient. À celle d’Asja et Zoran, une tension étrange s’installe. Elle a à voir avec la cicatrice d’Asja, avec le passé de Zoran, avec un 1er janvier et une couverture d’enfant criblée de balles.

Tiré d’une histoire vraie, celle de la co-scénariste de Mitevska, «L’homme le plus heureux du monde» orchestre les retrouvailles entre un tireur et sa victime, et au-delà, entre les deux parties d’un pays déchiré. Il le fait avec des dialogues teintés d’humour noir, en s’appuyant sur des situations absurdes. Les participants ont tous des vestes d’un rose saumâtre peu appétissant, la nourriture de la cantine est immangeable, Zlatan et Jésus sont cités à quelques secondes d’intervalle. La réalisation joue sur l’improbable, l’étrange, s’attache sur des plans saccadés, des dialogues banals, des personnages stéréotypés qui se fondent dans un décor volontairement terne. Il nous faut du temps pour découvrir les visages d’Asja et de Zoran: ils sont découpés au niveau du cou, présences sans nom, connaissances inconnues, souvenirs qui ne peuvent être rattachés à une personne réelle. Le monde après la guerre n’a pas de sens, chaque moment s’enlise dans cette masse grise et visqueuse du traumatisme, jusqu’à ce qu’il vienne envahir, brutal et violent, le plus petit instant d’insouciance.

C’est par la parole que tout advient. Dans ce presque huis-clos qui observe la règle classique des trois unités – de temps, de lieu et d’action – c’est toute la ville de Sarajevo qui est réunie à travers une dizaine de personnages. La parole est paradoxale: exigée d’abord, à travers des questions, puis empêchée – pourquoi parler de souvenirs de la guerre quand tout le monde en a? Et ceux qui n’en ont pas, de quel droit en parlent-ils? Quand Asja ose s’exprimer, raconter la mort et l’horreur qu’elle a côtoyées, c’est par un flot ininterrompu de mots qui se bousculent, comme si elle avait peur qu’on l’arrête avant qu’elle puisse finir. Il n’y a pas de bon endroit ou de bon moment pour en parler, semble dire Mitevska; il faut juste le faire, enlever le pansement, révéler la plaie débordante de pus et commencer à la laver, petit à petit.

L’apaisement final est relatif – «Respire», nous répète la chanson de fin mixée par une DJ aux cheveux courts et au piercing dans le nez, pendant qu’Asja danse au milieu d’enfants trop jeunes pour avoir connu la guerre, mais avec une légèreté et un oubli d’elle-même qui n’a été rendu possible que par la confrontation avec son passé. Elle respire; et le film nous invite à faire de même, maintenant que les blessures anciennes ont été exhumées et qu’on a pu leur donner une chance d’être pansées. Réquisitoire puissant contre le refoulement, «L’homme le plus heureux du monde» ne s’enferme pas dans le cynisme mais laisse apercevoir, après l’étouffement, la haine et la violence, la possibilité d’une guérison. – Alma Meillassoux, Culture aux trousses

Images © trigon-film